• Comment penser la notion de laïcité, en France, en 2015

    Nous avons trouvé sur le net la réflexion d'un professeur de philosophie à propos de la notion de "laïcité".

    Le texte original peut être téléchargé à l'adresse http://www.chanzy.net/lycee/wp-content/uploads/2016/01/Comment-penser-la-notion-de-la%C3%AFcit%C3%A9-en-France-en-2015.pdf

    Voici le contenu de celui-ci :

    Dans le film Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, film tourné en 2010 qui relate le contexte d’enlèvement et d’assassinat des moines cisterciens de Tibhirine en Algérie en 1996, le réalisateur fait dire au frère Luc (le moine-médecin joué par l’acteur Mickaël Lonsdale) une phrase attribuée à Blaise Pascal, à savoir que les hommes ne font jamais le mal « si pleinement et si gaiement que quand [ils le font pour] des raisons religieuses. » C’est en effet quand il se croit détenteur de l’Absolu que l’homme peut se croire investi d’une puissance sans limite venant légitimer les actes les plus immondes, cela en oubliant mystérieusement que la dévastation par la force ipso facto lui fait perdre tout sens de la mesure et de la justice. Cependant, la citation ci-dessus n’est pas exacte dans la mesure où la Pensée 895 (dans la classification de Brunschvicg ; 813 dans la classification de Lafuma) affirme que « jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience. » Si l’histoire, jusqu’aux récents événements, fournissent la triste illustration du fait que la religion et la violence peuvent co-exister, l’auteur des Pensées les considère comme antithétiques dans la mesure où la pensée 185 (172) explique que la « force » et « les menaces » ne peuvent générer que la « terreur », pas « la religion ». C'est la conscience humaine en général que le mal peut pervertir, selon Pascal, pas seulement la « conscience religieuse ».

    La corrélation dans les faits, cependant, du phénomène religieux et de la violence peut nous amener à nous interroger sur un éventuel lien d'implication entre les deux. Puisque la notion de laïcité se définit par opposition à l'idée de religion, se pose la question de savoir si, par elle, il est possible d’envisager un dépassement de la violence religieuse par la raison. Mais cela serait présupposer un lien d'inhérence ou d'équivalence entre les deux termes. Est-ce comme dépassement de toute forme de religiosité, implicitement considérée comme porteuse d’une violence potentielle ou effective, que la laïcité doit-être pensée ? Ou bien, si l'on met en question l'équivalence présupposée entre violence et religion, la laïcité ne doit-elle pas être comprise inversement comme ce qui ouvre un espace commun de co-existence pour des consciences pacifiées du fait de la reconnaissance de ces différences qui pourraient subsister au sein de cet espace ? Dans ce deuxième cas, le phénomène religieux ne serait pas forcément considéré comme une menace ; il serait plutôt perçu comme une dimension essentielle de l’existant (la dimension spirituelle) qu'il pourrait être dangereux de vouloir systématiquement refouler.

    Pour y voir plus clair, nous nous proposerons, dans un premier temps, d’analyser la provenance culturelle de cette notion –inévidente parce que advenue historiquement- de laïcité pour voir comment, dans un deuxième temps, elle s’est inscrite dans notre juridiction. Le dernier moment cherchera à poser les perspectives -politiques- qui s’ouvrent à nous, sur la base de notre histoire récente.

    1. Généalogie de la notion de laïcité

    L’idée de laïcité n’est pas venue à partir de rien. C’est d’abord au sein du champ sémantique religieux que ce terme fait sens. Laos est un terme qui vient du grec et qui signifie « le peuple ». Le « laïc » est le « non-religieux » dans la mesure où il désigne celui qui n’appartient pas au clergé soit « séculier » (les prêtres et leur hiérarchie), soit « régulier » (les moines ou moniales, qui suivent une « règle » de vie instaurée par un fondateur). Cette définition est toujours valable au sein de la sémantique cléricale contemporaine.

    Comme le montre Durkheim, père de la sociologie contemporaine, dans son livre les Formes élémentaires de la vie religieuse, le contexte primitif de toute culture est celui de la religiosité. Le religieux et le social ont toujours d’abord été intrinsèquement liés, si bien que ces deux termes sont pour lui quasiment synonymes (l’un des sens étymologique du mot « religion » -religare- signifie « relier »). C’est dans un contexte récent historiquement (depuis le XVIII°s.) que l’émancipation politique (et sociale) envers le religieux s’est affirmée.

    C’est à partir du contexte culturel chrétien que l’on peut, paradoxalement, comprendre cet affranchissement dans la mesure où celui-ci présente la singularité de vouloir dissocier le spirituel du religieux, donc, par voie de conséquence, le spirituel de toute organisation politique et sociale. Jésus, fondateur du christianisme, n’a de cesse de se dissocier, voire de critiquer toute organisation religieuse légaliste réduite à son seul fonctionnement institutionnel. Le christianisme n’a pourtant pas échappé historiquement à la règle d’une conjonction des pouvoirs temporel et spirituel, reliés pendant 14 siècles dans notre pays, si l’on prend comme référence le baptême du premier roi des Francs, Clovis, en 496, jusque, au-delà de l’épisode révolutionnaire, la loi du 9 décembre 1905 dite de « séparation des Églises et de l’État ». Dans ce contexte culturel cependant, même essentiellement religieux, le principe d’une scission entre les deux est posé.

    C’est avec la pensée des « Lumières », dont il faut rappeler qu’elle n’est pas forcément athée, que la contestation du pouvoir religieux et clérical culmine en France. Les auteurs qui ont illustré ce courant de pensée revendiquent, dans la plupart des cas, un « théisme ». C’est bien souvent la hiérarchie cléricale qui est visée dans la mesure où la responsabilité d’une aliénation du peuple et de sa possibilité de penser lui est attribuée (cf. pour la pensée outreRhin le petit traité de Kant répondant à la question Qu’est-ce que les Lumières ?) ; c’est aussi l’idée d’une foi « révélée », écartant la possibilité d’une appropriation rationnelle du vrai, qui est aussi contestée (cf. par exemple, l’appendice au livre I de l’Ethique de Spinoza).

    Pour Rousseau, dont on peut dire que la pensée est l’une de celle qui a profondément inspiré nos institutions, la notion de « religion » n’est pas à refouler : elle doit à l’inverse être transmuée en « religion civile » (Contrat social, livre IV). Ce qui, pour lui, est au fondement du lien social, c’est le consentement réciproque et sans réserve de tous les citoyens qui ainsi deviennent un « peuple » (Ibid, livre I, chapitre VIII) ; cet acte foncièrement rationnel peut être consolidé par le « sentiment social » d’une dépendance « religieuse » à la « sainteté » du « Contrat social » (ce sont ses termes). Le sentiment religieux est donc utile, à condition qu’il ne dépende pas d’une croyance déterminée. La religion « catholique » (cath’olon signifiant en grec « universel ») est porteuse d’une prétention intenable, selon Rousseau, dans la mesure où elle revendique le fait de porter des valeurs universelles qui ne peuvent que relever d’un idéal rationnel. C’est donc au XVIII° siècle que l’idée d’une émancipation du pouvoir politique, qui se pose dans une opposition contradictoire avec le pouvoir religieux (considéré comme obscurantiste), émerge.

    Dans la pratique, cette scission ne s’est pas forcément passée sans violence : la « Terreur » (1792-1794) a pu manifester une haine du religieux dans la mesure où celui-ci fut considéré comme menaçant intrinsèquement l’ordre public. Le « concordat » de Bonaparte a voulu réparer cette césure en réconciliant le religieux et le politique ; ce qui était encore rendre les deux ordres interdépendants et, du fait de l’absolu porté par le premier, rendre toujours le second possiblement tributaire de celui-ci. La loi de 1905 mit fin à cette interdépendance en posant une distinction définitive entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux dans notre pays.

    2. Tentative d'une conciliation mesurée du politique et du religieux

    Le caractère raisonnable de la Loi du 9 décembre 1905 « concernant la séparation des Églises et de l’État » consiste dans le fait qu’elle veut concilier le politique et le religieux, non pas dans le sens d'une inter-dépendance, mais le fait de laisser subsister, politiquement, le pouvoir religieux. Dans la lignée du 10° article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, selon lequel « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. », l’article 1 de la Loi de 1905 stipule que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. (…) ». La laïcité ne peut, du point de vue de cette loi, être conçue comme anti-religieuse : cela menacerait les fondements mêmes de nos institutions qui protègent la liberté de conscience qui ne connaît comme seule restriction que le trouble à l’ordre public. L’organisation étatique décline toute compétence à partir de laquelle elle serait amenée à porter un jugement de valeur sur les convictions des citoyens ; en retour, les églises ou autorités spirituelles ne peuvent en aucun cas vouloir diriger l’autorité politique de l’État. Les organisations religieuses ne pouvant subsister qu'à condition de ne pas troubler ni menacer l’ordre public, l’État de son côté autorise leur existence ou leur manifestation même publique, comme le stipule l’article 2 de ladite loi puisque, même si « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte (…) pourront toutefois être inscrites aux budgets [de l’Etat] les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. » Ainsi la Constitution française veut-elle pouvoir laisser exister et s'exprimer, sans que l'ordre public ne soit troublé « toutes les croyances » qu'il s'agit de respecter (article 1 de la Constitution de 1958). 3. Surgissement de tensions nouvelles et perspectives La stupeur qui est la nôtre aujourd’hui face aux événements de l’année 2015 nous amène d’abord à condamner sans ambiguïté la barbarie qui relève plus de l’inintelligence de cœur et d’esprit plutôt que de l’appartenance à une communauté religieuse éclaboussée par ces faits de violence. La douleur conduit presque instinctivement au repli sur soi. Nous essayons ici de transmuer celui-ci en introspection. Qu’est-ce qui, collectivement nous motive ? Qu’estce qui socialement nous amène encore à être ensemble ? Dans un contexte atomisé (qui dépasse largement la dimension particulière de notre culture et qui est intrinsèque au déploiement de la modernité), on peut répondre cyniquement à cette question la chose suivante : « pas grand-chose !»... C’est pourtant cette question qu’il nous faut réinvestir si l’on ne veut pas laisser l’espace de la question du sens vacant permettant ainsi à une friche de s’installer ne laissant à certains que l’espoir d’aller trouver un sens en se réfugiant dans des convictions mortifères, traduction d’un désespoir nihiliste ne voyant pour horizon que la destruction du « mécréant »...

    Une re-compréhension de la laïcité, à partir de sa base juridique, peut pour nous aujourd’hui être vectrice de sens. Se pose alors la question de savoir ce que, par ce terme, nous entendons aujourd’hui et ce qui, en lui, doit se concrétiser. Les tensions qui peuvent resurgir aujourd’hui, au sein de la société et, éventuellement au sein de l’école, ne peuvent pas être mises absolument sur un pied d’égalité, dans la mesure où quoique reliées, l’école n’est pas la société. Elle est un lieu « protégé » dans la mesure où l’élève, quoique citoyen, ne participe pas encore pleinement (sauf à la fin du cycle scolaire) à la vie de la cité. C’est cependant à l’école que l’on apprend à être citoyen, donc que l’on y apprend la laïcité. C'est aussi vers la société que l'école, trait d'union entre les familles et la société civile, doit tourner les futurs citoyens que sont les élèves. Des rapprochements et des distinctions peuvent et doivent donc être posés entre l'institution particulière qu'est l'école et ce qu'est la société en général.

    La Loi du 15 mars 2004 a notamment permis de donner un sens déterminé à l’idée que nous nous faisons de la laïcité dans la mesure où, pour répondre à des situations de tensions qui ont émergé en 1989 avec l’ « affaire du foulard » de Creil, l’interdiction « dans les établissements scolaires publics de la présence de signes ou de tenues évoquant ostensiblement l'appartenance religieuse » est devenue effective. L’édiction d’un tel principe au sein de l’institution scolaire pose la question de savoir s’il s’agit là d’une exception institutionnelle (l’expression religieuse restant autorisée dans l’espace public en dehors de l’école) ou bien s’il s’agit d’un paradigme qui devrait être appliqué à l’ensemble de la société. Pourrait-il permettre l’éviction de la violence ? Mais n’y a-t-il pas une naïveté à vouloir éradiquer de l’humain la violence ; et les solutions proposées ne portent-elles pas, elles aussi, la possibilité d’une violence plus grande encore ?... Ces questions restent ouvertes et sont laissées à la réflexion de chacun.

    En situation de crise, c’est à la croisée des chemins que l’on se trouve. Les solutions simplistes ont toujours quelque chose de tentant ; elles présentent cependant le défaut de ne pas tenir compte du réel dans sa complexité. Le politique doit pourtant agir, décider, trancher. Nous ne prétendrons pas ici jouer ce rôle. La seule réflexion, en « connaissance de cause », c’est-à- dire en nous interrogeant sur ce que nous sommes, sur ce qui nous a construit, peut nous permettre de repréciser ce qui nous motive et en quel sens nous désirons agir. C’est une des conditions qui nous permettront de nous réapproprier ce que nous souhaitons être et ce qu’il nous faut bien continuer de construire ensemble.

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