• La liberté d'expression, jusqu'où ?

    Liberté d'expression jusqu'où ? Un texte de Cédric l'Auxerrois

    La liberté d’expression illimitée n’est pas une condition de la démocratie. Elle en est même le contraire, a fortiori si c’est l’État qui s’attribue le pouvoir d’en fixer les principes. Car c’est ainsi qu’on passe très facilement d’une liberté illimitée au despotisme d’une politique liberticide. Le peuple français s’en rend-il compte ?

    Dans ces contextes de terrorisme, furent pointés par l’ensemble des médias, des réseaux sociaux et à juste raison, l’attentat contre les libertés, la profanation d’un sanctuaire celui de la liberté de la presse. C’était la liberté d’expression qui était ainsi menacée et à travers elle, ce qui fait le socle même de la démocratie. Sans légitimer nullement ce crime odieux commis contre des journalistes, doit-on pour autant penser que la liberté d’expression n’ait en soi aucune limite. Qu’il soit ainsi permis de tout consentir au nom même de cette liberté d’expression. La France qui a une conception très libérale de la liberté d’expression, condamne cependant et pénalement par exemple la négation de la  Shoah ou bien poursuit pénalement l’injure publique pour des motifs discriminatoires, ce qui sous-entend qu’aucune liberté d’expression n’est en soi ou ne peut en soi être illimitée.

    Le principe d’une « limitation de la liberté d’expression » :

    La déclaration de 1789 a posé très clairement le principe d’une « limitation de la liberté d’expression » :

    Art. 10. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. »

    Art. 11. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

    Les mêmes principes sont rappelés dans la convention européenne des droits de l'homme : « Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de  recevoir ou de  communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. » Cependant, elle précise que « L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »  On remarquera que la Déclaration et la convention européenne ne font pas de la liberté d’expression un droit « fondamental », mais un droit « précieux », et confère à la loi le pouvoir de poursuivre un usage abusif de cette liberté, en oubliant ses devoirs et responsabilités.

    Mais comment établir que telle ou telle manifestation d’opinion trouble l’ordre public ?  

    Nul ne saurait dès lors contester que toute expression de l’opinion soit la condition sine qua none de la liberté, le socle même des échanges dans l’espace démocratique. Mais quand l’opinion entrave ou constitue une menace sur la liberté d’autrui, ne serait-ce pas au Parlement d’encadrer le droit à l’expression. Or nous percevons immédiatement les problématiques posées par son encadrement. Ainsi par la voie démocratique une majorité peut décider de limiter l’expression de l’opinion publique. La limite de cette liberté peut alors devenir subrepticement despotique et au nom de ce qu’elle prétend  être le « bien commun », empêcher toute contestation de certaines de ses orientations. Nous en avons une illustration à travers la posture de Saint Just, dans la définition qu'il donna de la liberté : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Une définition aussi « terroriste » sert souvent de justificatif aux tyrans de tous poils, qui ne reconnaissent bien souvent la liberté des autres que pour autant qu'elle peut servir leur propre dessein personnel, mais la confisquent, en revanche, à ceux dont les projets sont directement contraires aux leurs. D'où les dérives  actuelles d'une société libérale-libertaire qui serait prête à valoriser certaines « expressions » de cette liberté, mais qui en condamnerait d'autres, par une sorte de censure offusquée, dès lors qu'elle se donne le droit d'en fixer les principes. Notre société entend ainsi donner un « visage » à cette liberté, mais ce faisant, elle devient paradoxalement totalitaire, puisqu'elle en exclut d'autres manifestations possibles.

    En ce qui concerne Charlie Hebdo...

    Cet hebdomadaire s’était fait une spécialité de tourner en dérision ce qui sert de « raison de vivre » à certains de ces concitoyens.

    La moquerie malveillante qui vise publiquement à choquer, à provoquer, à heurter, à blesser devrait-elle être définie comme relevant de la liberté d’expression. L’injure publique est fondée à briser la relation sociale, ainsi le mépris de la religion dans son expression la plus outrancière est de nature à fragiliser les rapports touchant la cohésion sociale, à déstabiliser la coexistence apaisée de tout croyant ou non au sein d’un monde commun. Doit-on alors porter au panthéon de la liberté d’expression, une revue qui ne vise qu’à mépriser, qu’à persifler, à moquer et à railler ceux attachés aux valeurs de leur religion. La dérision malveillante n’est-elle pas alors une attitude qui devient antagoniste avec la liberté d’expression.

    Il est vrai que le registre « humoristique » de cette revue lui donne toutefois un statut à part, étant donné que le genre littéraire de la « caricature », bien que délibérément provocant, participe à la liberté d'expression et de communication des pensées et des opinions. Suite aux multiples procès intentés à Charlie-Hebdo au sujet des caricatures de Mahomet, le tribunal de Paris a ainsi estimé « qu' en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal “Charlie Hebdo”, apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d'offenser directement et gratuitement l'ensemble des musulmans, et que les limites admissibles de la liberté d'expression n'ont donc pas été dépassées ». Mais s'il est toléré (et non ouvertement permis, ou même encouragé) d'user, d'un point de vue juridique, du registre de la satire et de la caricature, c'est uniquement dans certaines limites, dont l'une est de ne pas s'en prendre spécifiquement à un groupe donné de manière gratuite et répétitive. En résumé, pour le droit français, la loi n'interdit pas de se moquer d'une religion (la France est laïque, la notion de blasphème n'existe pas en droit), mais elle interdit, en revanche, d'appeler à la haine contre les croyants d'une religion ou de faire l'apologie de crimes contre l'humanité – c'est notamment pour cette raison que Dieudonné a régulièrement été condamné, et Charlie Hebdo beaucoup moins.

    D'un point de vue éthique...

    Reste que cette possibilité offerte par la loi n'est pas forcément souhaitable, d'un point de vue éthique, car la démocratie ne peut subsister sans un horizon moral qui garantit le respect de tous, et permet à chacun d’accéder à sa pleine humanité et à une liberté responsable. En tant que condition de possibilité du débat démocratique, cet horizon moral ne doit pas être remis en cause par une majorité parlementaire, car dans la mesure où cette liberté d’expression est une condition de possibilité de la démocratie, elle n’a pas à être limitée par elle. Une authentique liberté d’expression se développe plutôt sur la base du respect de notre prochain, aussi bien dans la manière d’exprimer nos convictions, que dans le contenu de ces convictions. Nelson Mandela rappelait qu' « être libre, ce n'est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres ». Par où l'on voit que la vraie liberté d'expression est inséparable d'une responsabilité envers autrui, elle ne consiste pas seulement à assumer la paternité de ses propos, mais elle consiste, surtout, à éveiller en l'autre le sentiment de sa propre dignité, en lui donnant, par imitation contagieuse, ce désir de vérité qui lui permettra de s'affranchir de la tyrannie de l'opinion et d'accéder à une authentique liberté de pensée et d'expression. Par contre, un usage blessant de la liberté d'expression, qui ne se réclamerait de celle-ci que pour mieux  mépriser ce que l'autre tient pour « sacré », ne peut en réalité conduire qu'à l'avilissement de cette liberté, une liberté qui se rabaisse en abaissant l'autre là où la vraie liberté d'expression est bien plutôt animée du souci d'élever l'autre.

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